samedi

Préambule

Un voyage musical de l’Amérique coloniale à notre quotidien, en passant par le Brésil, l’Angleterre...
Le jazz a une histoire, nous avons tous une histoire, parfois ces histoires se mêlent, se croisent... A travers une vingtaine de morceau qui, par touches diffuses, dresse non seulement la chronique d’un siècle mais aussi la biographie de chacun d’entre nous, une vingtaine d’instantané qui dresse un portrait impressionniste d’une vie où à chaque instant la musique est présente.
Parce qu’il n’y a pas de grandes ou de petites histoires mais qu’il y a simplement Notre Histoire...

[1. Nobody Knows]

Tout était clair il n'y avait rien à dire, on savait à quoi s'attendre. On les connaissait ces gens-là, d'ailleurs ce n'était pas vraiment des... enfin, ils n’avaient pas d'âme, ils en étaient dépourvu les scientifiques n'arrêtaient pas de le dire. Bref ils étaient "différents" à quoi bon s’intéresser à eux. Dans un champ de coton ils sont efficaces, ça c’est certain. Et leur musique, parlons-en de leur musique, enfin, je ne suis pas certaine qu’on puisse appeler ça comme ça, c’est plutôt comme un bruit assourdissant, vulgaire et sale, et les textes, pfff, quand ce n’est pas pour prier un dieu qui a mieux à faire que les écouter, c’est pour "exprimer leur souffrance" supposée soit-disant due à "l'hégémonie ségrégationniste blanche raciste", bla bla bla... On a tous nos problèmes on est pas obligés d’en faire des chansons non plus....
(...)
Comment du pire peut jaillir le meilleur, comment quelques notes résument la peine de tout un peuple, comment garde-t’on la foi, comment continue-t’on à tourner les yeux vers le ciel ? Personne ne le sait...

[2. Oh Freedom !]

Comment répandre la bonne parole autrement que dans la joie ?
Alléluia !
Que ma joie demeure
Alléluia !
Loué soit le seigneur

C’est vrai, je caricature le gospel n’est pas uniquement pour les croyants, même s’il est l'expression de la foi par la musique. Le Gospel c’est pour tous ceux qui aiment que la musique soit une communion, que ce soit entre dieu et les hommes ou simplement entre les hommes. Partager ensemble un même élan, une même joie retrouvée...
Souvent le gospel s’habille d’un rien, de frappements de mains, ou de petits pas de danse, tout ça se fait presque à notre insu, sans qu’on sache pourquoi notre corps ne répond plus vraiment à notre tête, c’est directement le cœur, qui bat au rythme des louanges, qui prend le contrôle, il n’y a plus d’individu mais un seul cœur qui bat, on perd le contrôle, un seul cœur qui chante à l’unisson, on est en harmonie, un seul cœur qui rêve de vies meilleures, d'un monde meilleur, d’un paradis où enfin les hommes seraient vraiment libres & égaux.

[3. Mon Cœur Tremble]

Le gospel c’est assez étrange mais je trouve ça à la fois triste et joyeux, je sais c’est assez paradoxal. Mais quand on entend un negro-spiritual, instantanément cela met de bonne humeur, on sourit... On secoue la tête... La communion, la danse, l’euphorie etc.
Puis doucement, insidieusement un autre sentiment nous envahit. On repense aux origines de cette musique, on voit d’abord apparaître un décor, une Amérique d’un autre temps, un soleil de plomb, une église blanche à l’écart de la ville d’où s’élève des chants comme autant de prières. On se rappelle combien les gens ont souffert pour pouvoir s’exprimer, pour pouvoir s’affranchir d’un monde qui les niait, pour pouvoir se libérer, pour pouvoir vivre autrement, pour pouvoir simplement exister... On imagine les humiliations quotidiennes, la marchandisation des corps, le travail forcé... Et ce qui nous remplissait d’allégresse l’instant d’avant, nous plonge dans les abîmes de la peine....
Mon cœur tremble au dedans de moi, Et les terreurs de la mort me surprennent;
La crainte et l'épouvante m'assaillent, Et le frisson m'enveloppe.

[4. Original Rag]

(Elle sort un mouchoir en papier et essuie ses yeux et se mouche)
Il faut toujours jeter les mouchoirs avec lesquels on s’est essuyé les larmes, ne jamais les remettre dans sa poche. Le garder sur soi, c’est garder les larmes qui viennent de couler, continuer à les porter. On ne les a pas effacées on les a juste déplacées. Il faut en faire une boule et les jeter, s’en séparer, c’est vrai j’ai pleuré mais c’est fini, ma peine est partie avec mes larmes, mes larmes sont parties avec le mouchoir...
(Elle jette ostensiblement le Kleenex)
Je n’ai pas honte de pleurer, souvent je pleure au cinéma, je marche à tous les coups : le héros ne parvient pas à sauver l’héroïne qui meurt dans ses bras, et hop, je pleure... Il l’aime, elle moins, du coup il est triste et s’en va seul dans la ville déserte, et hop je pleure... Un homme marche dans une rue une tarte à la crème dans la main, il a l’air distrait, il regarde ailleurs, on sait tous ce qui va arriver, on piaffe sur notre siège, on sait comment ça va finir mais c’est pas grave, il marche donc avec sa tarte à la crème dans la main, arrive un policier, il lui demande son chemin, le policier lui indique par de grands gestes, l’homme à la tarte s’apprête à traverser la rue, des vitriers portant une vitre de deux mètres sur cinq passent étrangement par là, on se demande pourquoi, ça n’existe pas des vitres comme ça dans la vraie vie. L’homme à la tarte hésite, il y va... Et là, à mi-chemin, une voiture déboule, dans le feu de l’action il lance sa tarte à la crème — gros-plan au ralenti sur la tarte qui traverse la rue — et elle vient s’écraser sur la tête du policier qui aveuglé, rentre en collision avec la vitre géante... et hop, je pleure... de rire...

[5. Chromatic Blues]

Avez-vous déjà remarqué comme la géographie et la musique vont de pair ?
Sérieusement.
Evidemment aujourd’hui la musique n’est qu’une sorte de soupe informe déversée au kilomètre par les radios du monde entier, elle est devenue planétaire mais totalement insipide, mais il n’y a pas si longtemps, au siècle dernier, chaque courant musical a été porté par un lieu, Detroit est la ville de la musique électronique, la pop est anglaise, surtout de Liverpool, le rock américain, sauf sur la côte ouest où l’on fait du surf... Le blues lui vient, entre autres, de la Nouvelle Orléans...
C’est comme si chaque lieu avec sa géographie, ses spécificités sociales, topologiques, que sais-je, inspirait ses habitants, comme si les rues étaient d’innombrables vaisseaux sanguins transportant son esprit et son âme et que les habitants n’étaient que des porte-paroles, de simples cordes vocales résonnant grâce aux vents qui balaient les avenues, et ce murmure, ce bruit qu’est la ville, prend encore plus de sens et est encore plus beau à mesure que l’on s’en éloigne...

[6. St James Infermery]

A la Nouvelle Orléans à cause de la nature des sols, on inhume les morts dans des tombes de surface, on y construit des cryptes, bon nombre de tombes familiales ont l'air de petites maisons, avec des grilles, un jardin. Les lignes de tombes semblent représenter des rues. C’est pour cela que l’on appelle ces cimetières ‘les Villes des Morts’.
Parfois monte de ces rues une élégie funèbre, un chant d’accompagnement d’une lente procession mortuaire, même dans ces moments là, la musique est présente, elle nous accompagne pour cette dernière danse autant qu’elle dit notre chagrin, malgré les larmes et la tristesse on trouve encore suffisamment de force en soi pour suivre l’être qui nous était cher jusqu’à sa dernière demeure. En marchant, on se remémore les souvenirs d’un passé pas si lointain, on se demande qui sera le prochain sur la liste, les pas succèdent aux pas, tout devient machinal, on pense à autre chose, au fil du temps, on marche la tête basse, comme perdu, on cherche le bras du voisin, on cherche à toucher un vivant, on cherche à croire que l’on n’est pas seul...

[7. Oh ! Dis Qu’si]

Le premier enterrement auquel j’ai assisté, ou du moins celui qui m’a le plus marqué, c’est celui de mon grand-père... C’était il y a quelques années déjà.... Je l’adorais mon grand-père, il me passait tout, ou presque... J’adorais aller en vacances chez mes grands-parents, avec mon papy on s’amusait, on faisait des bêtises, oh pas grand-chose, mais quand on rentrait, on se faisait disputer par ma grand-mère, mais nous on s’en fichait, et on rigolait comme des fous ce qui énervait encore plus grand-mère qui de guerre lasse laissait tomber et nous pardonnait en levant les yeux au ciel... Ma mère a longtemps essayé de me faire croire que lorsqu’elle était plus jeune, mon grand père, son père donc, était plus autoritaire et moins coulant, mais je n’en crois pas un mot...
Je ne me souviens pas avoir été particulièrement triste quand il est mort, la tristesse n’est pas un sentiment qui lui allait bien, évidemment je n’étais pas ravie non plus, je crois que j’ai juste essayé de faire comme s’il était encore un peu à mes côtés... Comme si, à tout moment, il pouvait surgir de derrière un buisson pour me surprendre, comme il le faisait souvent...
J’ai juste essayé d’être encore un peu insouciante...

[8. Dixieland Duet]

La perte d’un être cher, c’est prendre conscience que le temps passe, que non seulement on prend de l’âge mais que l’on ‘grandit’ aussi...
Je ne me souviens pas depuis quand je suis ‘grande’, me suis-je un jour couchée petite pour au matin me retrouver grande fille, est-ce quand mon ours en peluche à quitté mon lit ? Quand mes parents ont-ils remplacé le ‘tu es trop petite pour ça’ par ‘tu ne crois pas que tu as passé l’âge ?’. Je n’ai rien vu passer. Certes on ne me dit pas encore Madame, mais on me vouvoie plus facilement qu’avant. Plus personne ne me demande ce que je voudrais faire quand je serais grande, on me dit simplement ‘tu fais quoi ?’. Il paraît que je devrais avoir des projets, faires des choix de vie, et quand je rétorque que j’ai le temps je m’entends dire ‘hé ma grande, faut commencer à y penser hein !’ Mais heu... Si je veux...
Moi ce que je désire c’est me préoccuper de rien, comme être sur des chevaux de bois mais sans à aucun moment essayer d’attraper le pompon, juste prendre les choses comme elles viennent, avec désinvolture, sans penser aux conséquences, je veux que tout reste simple...

[9. Petits Blues –Alizon]

On ne peut rien contre le temps, alors certains jours on est un peu en-dessous. En plus, il n’y a rien qui va vraiment, si on levait la tête on verrait un gros nuage noir au-dessus de nous. Dès le matin rien ne va, réveil laborieux, plus d’eau chaude, on court derrière un bus que l’on voit s’éloigner, on croise le garçon à qui l’on souriait avec insistance depuis des semaines, et qui était totalement aveugle, au bras d’une fille forcément vulgaire ou insipide, qui a le cerveau d’un poisson rouge et la conversation d’une huître... Ces jours-là, le soir tombe plus vite, on est totalement contrit, l’âme est flétrie, le sourire fané, on a l’impression de se brûler et de se noyer en même temps. On sait qu’il ne suffit plus, de se presser contre soi...
Au Québec on dit ‘avoir les bleus’, comme si notre cœur s’était cogné à d’autres, comme on a un bleu au bras, malheureusement les bleus au cœur sont moins visibles mais la douleur qu’ils procurent est bien réelle et plus diffuse. Ce n’est pas pour rien que le terme ‘blues’ vient de l'expression Blue devils qui signifie littéralement ‘les démons bleus’ et qu’on pourrait traduire par "idées noires"...

[10. A Foggy Day]

D’ailleurs il n’y a pas toujours de raisons objectives au petit coup de blues, parfois on a juste le sentiment d’une déveine, d’une chance qui a tourné, mais est-ce une raison pour se laisser aller ?
Toute la pluie tombe sur moi... Oui mais... Moi je fais comme si je ne la sentais pas...
Il faut parfois être insensible, faire fi du monde autour, sourire et voir le monde comme... un jour brumeux à Londres ! Certes on ne voit pas Big Ben, mais derrière les nuages, il y a un grand soleil, c’est certain. Justement, s’imaginer à Londres, comme lors de nos voyages scolaires mais sans prof d’anglais cette fois-ci, et s’autoriser à faire ce dont on a toujours rêvé, ne pas aller au British Museum, s’interroger pour la Tate Gallery, passer deux heures à faire des grimaces devant un garde royal de Buckhingham Palace, faire des claquettes dans les flaques, regarder au-dessus des toits si l’on aperçoit Mary Poppins, imaginer les hommes d’affaire de la City comme des marathoniens, faire des paris sur leur course virtuelle, éviter Trafalgar Square, traverser pieds nus et à grandes enjambées le passage piéton d’Abbey Road, faire un pèlerinage à Heddon Street en hurlant ‘Five years, what a surprise !’, être un simple touriste, être en visite, être de passage, simplement s’amuser et se dire que tout ira bien...

[11. All The Things You Are]

C’est agréable de partir en vacances, c’est encore mieux de partir avec son amoureux, de pouvoir marcher main dans la main, de pouvoir prendre sa veste quand il fait froid, se réfugier dans ses bras comme protégée, picorer dans son assiette... C’est si bon d’être amoureuse, je ne connais personne qui ne se souhaite pas ça. Où que l’on soit on se sent comme étranger, on est bien qu’avec l’être aimé, se laisser aller, oublier les histoires passées, on aime toujours comme la première fois, comme la promesse d’un printemps éternel...
Et toutes ces petites choses auxquelles on ne prêtait pas attention qui deviennent si touchantes, une mèche que l’on remet, une caresse sur l’épaule, une chemise que l’on ajuste, des sourires partagés, des blagues qui ne font rire que nous, des mots dits tout bas... S’entendre dire que l’on est belle, et le croire, rougir sans pudeur. Se sentir indestructible, une étoile adorée par un ange, se sentir libre, exister grâce au regard de l’autre, être soi-même, ne plus avoir peur du noir, se sentir aimé pour tout ce que l’on est...

[12. My Funny Valentine]

En fait quand j’y pense, on ne m’a jamais écrit de chanson d’amour, bien sûr on a déjà essayé de me séduire avec des ficelles, plus ou moins grosses d’ailleurs, à croire que les hommes nous prennent pour des idiotes et qu’on n’est pas capable de comprendre où ils veulent en venir, du coup ils se lancent dans des diatribes absconses juste pour un baiser ou un peu plus...
Bonsoir, vous venez souvent ici ?
Le seul espoir pour les marins sur une mer déchainée alors qu’ils approchent des récifs ce sont les phares comme seul espoir dans la nuit, ici parmi tous ces gens sans âme et quasiment sans vie, vos yeux sont comme des phares, ils me redonnent l’espoir et me font croire que la beauté peut être de ce monde.
C’est à vous ces beaux yeux là ?
J’ai toujours aimé les filles dans votre genre, pas trop jolies mais tellement charmantes et attirantes.
Excusez-moi, ne croyez pas que se soit dans mes habitudes de parler à des inconnues, mais quand je vous ai vu j’ai instantanément su que si je ne venais pas vous parler je le regretterais ma vie entière.
Vous êtes motorisée ? Je vous rapproche, je vous raccompagne ? J’ai une très grosse voiture avec une banquette arrière très confortable.

...
Bref en général ça ne vole pas très haut... Pfff ! Ce n’est pas parce que je n’ai pas de balcon que je n’ai pas le droit à de délicates sérénades... Moi aussi j’aimerais que doucement on s’approche de moi, qu’on me glisse dans un souffle à l’oreille... Tu es mon œuvre d'art favorite...

[13. The Girl From Ipanema]

On veut souvent ce que l’on n’a pas, ce qu’on l’on aura jamais, on a beau se raisonner se dire que c’est moins bien que ce que l’on espérait mais mieux que ce que l’on craignait, on reste souvent dans une étrange mélancolie.
On se rêve autre, on rêve d’ailleurs, on se rêve ailleurs, on rêve de changer notre quotidien, la grisaille autour, les gens banalement ordinaires contre un peu de soleil et une promenade au bord de mer... On s’imagine être de celles que les garçons regardent sans oser l’aborder, grande & bronzée, entre la fleur et la sirène, pleine de lumière et de grâce...
Sur une plage déserte, marcher pieds nus sur le sable, les chaussures à la main, parfois léchés par les vagues. Ni vraiment triste ni vraiment joyeuse, oscillant comme le flux et le reflux de la mer, avançant d’un pas léger, dans une triste joie ou une joie triste, comme si rien n’existait autour, qu’il ne restait que la douceur, la beauté, comme pris éternellement dans une nouvelle vague...

[14. Don’t Get Around Munch Anymore]

Ah, être légère, être une plume virevoltante au gré du vent, se laisser aller, dévaler une colline en courant, sentir les herbes hautes sur ses jambes, courir à perdre haleine pour rien, courir à perdre l’équilibre, manquer de tomber, tenter de retrouver un semblant d’aplomb en agitant les bras dans tous les sens, comme quand enfants nous essayions de nous envoler, courir encore plus vite en criant, en fermant les yeux, haaaa ! Se laisser tomber, souffler sur les pissenlits. Semer à tous vents, comme une reine des prés. Se laisser aller à sourire et même à rire toute seule, pour rien, être simplement de bonne humeur, fredonner en marchant, tout s’enchaîne, tout se répond en parfaite harmonie, comme si le monde répondait à notre volonté simplement sur un claquement de doigts. Avec notre passé pour guide, on se devrait d’être lucide, on le sait, mais on veut l’oublier un peu, on veut encore croire que tout va bien et qu’il en sera toujours de même, le soleil brille, pas le moindre nuage, plus de peine, plus rien n’est impossible, on a simplement envie de sourire et de dire : Hello sunshine !

[15. Summertime]

Etre légère parce que l’on est heureuse, parce que tout semble facile, parce que l’on contemple un nourrisson dans son berceau. Voir apparaître sur son visage les premiers sourires, les yeux grand ouvert, nous regardant tout étonné, je ne sais pas qui est le plus étonné des deux en fait, le sentir saisir et serrer notre pouce, comme s’il savait déjà qu’il faudra s’accrocher...
Il n’y a rien de plus terrible qu’un enfant qui pleure, ça vous retourne le cœur et les tripes. Il n’y a rien de pire que ce sentiment d’impuissance. Comme si malgré tout ce que l’on sait, tout ce que l’on a appris, nous étions incapables de faire face à ce petit être, comme s’il nous renvoyait à notre incompétence dans les rapports humains. Souvent on n’arrive pas vraiment à savoir pourquoi ces cris et ces larmes, on aimerait comprendre, dans ces moments là le monde autour n’a plus aucune importance, seules comptent ses larmes, alors on le prend doucement contre soi, on le berce, on l’embrasse et on lui murmure doucement Chuuuut... Bébé... Ne pleure pas, c’est l’été...

[16. Motown Hoedown]

Il n’y a rien de plus beau qu’un bébé... Oui bon je fais ma fille, celle qui s’extasie devant un nouveau-né "ooh comme il est mignon !", je n’y peux rien, je suis faite comme ça, c’est un truc de fille, les enfants... L’instinct maternel ça vous dit quelque chose ? L’instinct paternel étrangement on n’en entend jamais parler...
En parlant de truc de filles, en général quand on veut passer une après-midi entre amies, et qu’on veut se débarrasser des garçons on dit ‘je ne peux pas te voir aujourd’hui, je vois des copines et on va faire des trucs de filles’ et là on voit les yeux du garçon comme s’illuminer, un sourire niais sur son visage, c’est limite si l’on ne voit pas un filet de bave couler, je ne sais pas ce qu’ils imaginent... Peut-être qu’on passe la journée en petite culotte à essayer des soutien-gorge en courant dans les cabines d’essayage et en riant bêtement... Hahaha...
Je ne sais pas mais visiblement ces messieurs ont l’imagination fertile et quand elle ne tourne pas autour des équipes de foot qu’il faudrait constituer pour gagner tel ou tel match, ou quand elle n’est pas occupée à faire des listes des cinq plus grands morceaux de pop anglaise de 1967, on sait assez bien vers quoi elle se tourne...
...
Avoir une grosse moto ?

[17. Night In Tunissia]

Nous les filles on est plus ‘romantique’... Moi quand j’étais petite, je voulais être une princesse, je sais comme toutes les petites filles me direz vous, sauf qu’attention, moi j’avais les qualifications requises. Il y aurait eu un diplôme de princesse, je l’aurais eu haut la main. D’ailleurs je m’entraînais, j’avais créé toute une cour, avec mes ours et mes poupées, qui obéissaient au moindre de mes ordres, c’était un royaume exemplaire certes peu démocratique, mais j’y trouvais mon avantage. Il ne me semble pas qu’il y était question de prince charmant, ça m’est venu plus tard, avant que je ne me rende compte qu’en fait il n’existait pas vraiment et que, donc, je me retrouve au point de départ.
Ensuite j’ai voulu être danseuse-étoile, maîtresse, infirmière, vétérinaire...
Ah le prince charmant...
Qu’il était doux le temps où je pouvais rêver ma vie, où je me voyais dans de longues robes blanches m’ennuyant sous un diadème d’or et de diamant dans la plus haute tour du château, et où soudain un beau jeune homme, sans nul doute de sang royal, venait m’enlever sur son cheval blanc, et qu’ensemble nous galopions vers des contrées inconnues avant qu’il ne me serre contre lui pour échanger un baiser fougueux...

[18. Segment]

Elle est loin mon enfance quand j’avais encore du temps... Aujourd’hui je passe ma vie à courir, d’un rendez-vous à l’autre, d’une obligation à l’autre, tout est urgent, tout est prioritaire, plus le temps pour se laisser aller, pour se laisser glisser, non il faut aller vite, joignable partout, joignable à tout moment, ‘ouais c’est moi, t’es où là, ça fait deux minutes qu’on t’attend’...
Il ne faut pas perdre une seconde, il faut être moderne, trajet optimisé, GPS-isé : tournez à droite, tout droit sur cent mètres, tournez à gauche, laisser un message après le bip, faites demi-tour, reculez, accélérez, prochaine sortie à gauche, accélérez, tapez trois, vous arriverez à destination dans deux minutes, attention travaux, toutes les lignes de votre correspondant sont actuellement occupées, veuillez patienter, tournez au centre — hein ? —, avancez, ne levez pas les pieds, accélérez, prenez le sens unique, tapez à droite après le bip, reculez, veuillez patienter, à gauche, tout droit, demi-tour, dites 33 en appuyant sur dièse, à droite, avancez, ne levez pas les pieds, accélérez, avancez...
(Elle continue comme un fondu enchainé alors que la musique démarre)

[19. Good Bye Pork Pie Hat]

Alors parfois on ferme les yeux, et on se met à divaguer...
Imaginez une pièce enfumée avec des papiers traînant partout, un cendrier plein, un homme avachi sur une chaise, les pieds sur le bureau, un chapeau au ras des yeux, une bouteille de Jack Daniel’s pas loin. Une clope au bec, un Zippo dans une main, un verre dans l’autre... Là, la porte s’ouvre, une fille entre, longe robe prune moulante, largement fendue, jambes interminables, cheveux blonds tombant en cascade sur un décolleté qui transforme instantanément les hommes en loup de Tex Avery, elle avance en ondulant du bassin... Imaginez... Vous aller aussitôt entendre une voix grave, de celles qui ont trop bu et trop fumé...
Je ne sais pas pourquoi elle avait poussé la porte de mon bureau, peut-être parce qu’elle cherchait un détective privé et que c’était marqué sur ma pancarte, privé pour sûr que je l’étais, j’étais surtout privé d’affaire depuis l’histoire avec Gros Tony. Elle, elle avait l’air perdu, quand je l’ai vu la première fois, je me suis dit mon vieux John, te mêle pas de ça, une fille charpentée comme elle, c’est juste bon à t’attirer des ennuis, j’aurais mieux fait de m’écouter parce que des ennuis je peux dire qu’elle m’en a apporté...

[20. La Panthère Rose]

Il suffit de peu finalement, deux trois notes, une mesure ou deux, un air connu, et notre esprit se libère instantanément du présent et nous nous retrouvons plongés dans nos rêves, dans nos souvenirs. Déclenchant telle ou telle émotion, parfois en contradiction avec la volonté du compositeur mais c’est bien connu la musique appartient à celui qui l’écoute, pas à celui qui l’écrit. Mais en fait ça n’a pas d’importance, seul importe la manière dont nous ressentons les choses, comment nous les entendons, quelle oreille nous leur prêtons... Et puis il y a ce trouble, parfois difficilement communicable, une émotion qui nous fait voyager dans nos vies, dans des pays que l’on n’a jamais vraiment connu, qui n’ont jamais vraiment existé ou qui ont disparu. Qui nous rappelle ceux que l’on a aimés, ceux que l’on aime encore. Des sentiments si personnels pour des musiques qui appartiennent à tout le monde...
Je me souviens...
Sur ce morceau j’ai connu mon premier amour... Moi ça me rappelle ma grand-mère qui avait le disque en vinyl et que j’écoutais tout le temps... Moi ça m’évoque surtout un film avec un inspecteur gaffeur... Moi ça me fait penser aux vacances en famille quand on partait, mon père mettait toujours cette chanson dans l’autoradio de la R12.... Moi, ça me fait penser à l’Amérique... Moi, ça me fait penser à l’Italie... Moi, ça me fait penser au dessin animé que je regardais le mercredi après-midi... ça me fait penser à mon cousin qui... Moi c’est plutôt à mon frère...
...
Autant de souvenirs, autant de voyages, autant de gens, autant de parts de nous...
...
Il suffit de peu, deux trois notes, une mesure ou deux, un air connu... Et une nouvelle histoire commence...